Pourquoi ce blog ? Histoire d'une éducation (4)

Publié le par Nicole Gallinaro

            Loin de nous l’idée de faire de nos filles des singes savants, et ce blog sera aussi l’occasion de dénoncer ce travers fréquent, sans doute excusable, mais très néfaste, dont nous fûmes systématiquement suspectés. Pourquoi en effet, refuser de scolariser ses enfants, quand on n’est pas marginal ou anarchisant, sauf à les croire ou prétendre surdoués ? Nous avons toujours regretté de n’avoir pas à portée de chez nous un établissement de qualité susceptible de les accueillir, et de nous décharger de cette tache complexe et souvent ingrate que nous avions entreprise.  Quant à les prétendre surdouées, nous n’avons jamais voulu rentrer dans ce débat inintéressant. Notre souci a été de permettre à chacune de développer ses talents, d’être curieuse, ouverte, cultivée, mais surtout d’éviter tout bourrage de crâne précoce, et de ne les pousser en rien. Pas question de profiter du temps libéré pour en faire des virtuoses, ou des sportives de haut niveau. Ce genre d’enfermement précoce dans une voie prédéfinie, souvent reflet des ambitions ratées des parents, nous a toujours rebutés.
 
            Alors pourquoi ce blog ? Pour nos filles d’abord, afin qu’elles relisent avec le recul qu’elles ont maintenant, engagées dans des études « normales », ce temps partagé dont nous avions conscience qu’il était rare, précieux, exceptionnel, mais qui était parfois bien difficile à vivre, le nez dans le guidon.  J’espère qu’elles y écriront un chapitre pour donner leur version des faits et exposer leurs impressions a posteriori, avec la maturité  et leur capacité de juger ce qui était positif et de dénoncer les erreurs commises.
 
            Pour nos amis ensuite, pour ceux qui ont tremblé de notre audace, pour ceux qui nous ont soutenus, défendus et encouragés. Pour ceux qui y ont cru, et ils avaient raison, et pour ceux qui nous ont traités d’inconscients, et ils avaient aussi raison. Mais surtout pour dire à ceux qui rêvent de faire pareil que c’est une expérience certes merveilleuse, mais ô combien risquée et que l’énergie déployée est rarement à la portée des parents aussi bien intentionnés soient-ils. Nous avons eu la chance de conjuguer plusieurs facteurs porteurs, notre installation à la campagne (qui était par ailleurs réductrice quand il s’est agi d’inscrire nos enfants dans un établissement de bon niveau), nos professions qui nous permettaient une certaine liberté d’organisation du temps, notre conception commune de l’éducation et de l’instruction, une volonté farouche et partagée de nous donner à fond à cette tache, notre complicité et nos tempéraments si différents et si complémentaires. Cela n’aurait pas été possible sans la patience jamais prise en défaut, même s’il s’insurgeait d’avoir à remplir ce rôle de modérateur de Michel, toujours prêt à m’écouter égrener les difficultés insurmontables que nous surmonterions nécessairement le lendemain. J’avais besoin de dédramatiser en exprimant mes craintes, et Michel supportait vaillamment ces logorrhées verbales, ces remises en cause permanentes. Cela n’aurait pas été possible non plus sans mon énergie farouche, persuadée qu’il suffisait de vouloir et d’être armé des meilleures intentions du monde pour déplacer des montagnes.
 
            Pour nous enfin, car j’éprouve l’intense besoin de clore ce chapitre de notre vie par une relecture sans complaisance mais que j’espère positive de ces années un peu hors du temps. Cela me permettra d’exorciser les angoisses, de reprendre pied dans un réel normalisé et surtout de faire le point.  Une telle aventure, qui a tout de même duré plus de 15 ans, laisse un peu sur le flanc. On y consacre toutes ses forces vives, puis un beau matin il faut reprendre une route plus simple, il faut se reconstituer une autonomie, une indépendance, il faut se retrouver des raisons d’avancer dans un contexte devenu soudain étonnamment facile, bizarrement insipide. On regarde les années écoulées avec stupéfaction, saisi d’un doute : était-ce bien raisonnable ? Il a fallu tant de renoncements qu’il n’est pas évident de reprendre contact avec le désir, une recherche de  plaisir qui ne passe plus par le goulet imposé de l’intérêt pédagogique. J’emploie à dessein le mot goulet, c’est un passage obligé, donc qui en tant que tel pourrait paraître réducteur. Mais il faut reconnaître aussi que cela simplifie les choix, on connaît l’objectif visé et tout devient évident, les décisions s’imposent d’elles-mêmes. Quand on a admis qu’il fallait renoncer à toute ambition personnelle, quand on a décidé de canaliser toute son énergie vers ce but exaltant d’éveiller de jeunes consciences, de leur fournir matière à vivre et à vibrer, on avance joyeusement sur le terrain de l’abnégation. Cela n’a rien de réducteur. C’est un choix délibéré et très enthousiasmant. On finit par s’y plier sans réfléchir. Et voilà qu’un beau matin, il faut de nouveau agir pour soi, avoir d’autres projets, reprendre pied dans le normal, retrouver ses marques aussi. Car on a un peu l’impression de s’être arrêté 15 ans plus tôt, en ce qui concerne son propre épanouissement. C’est un baby-blues géant, vous savez cette période un peu dépressive que vivent les jeunes mamans après leur accouchement. D’avoir attendu bébé pendant neuf mois, d’avoir adopté un rythme de vie fusionnel avec ce fœtus réel, enfant virtuel qui grandissait en elles, les laisse désemparées devant un quotidien tout à coup fort agité. Mais pour le baby blues c’est simple, les obligations matérielles s’imposent et nécessité fait loi. Très vite il faut réagir, nourrir, bercer, cajoler, changer, laver, bref s’occuper de ce bébé qui lui ne souffre d’aucune dépression naissante. L’action permet de triompher du vague à l’âme. Pour moi ce fut plutôt l’inaction qui m’engluait, et je disais à qui voulait l’entendre que j’avais soudain l’impression de me retrouver à la retraite.
 
            C’est bien cela qui s’est passé, une sorte de syndrome du retraité. Perte d’identité sociale en même temps que baisse brutale d’activité. Il était d’autant important de redémarrer avec entrain que nos filles, propulsées vers des études plutôt brillantes, ne pouvaient se voir infliger au retour à la maison des parents légumes, soudain privés de toute capacité d’ouverture d’esprit. Il fallait aussi que Michel et moi nous reconstituions notre couple. Non que l’expérience l’ait mis à mal, mais nous étions tellement devenus l’entité « parents » et l’entité « professeurs » que nous  avions oublié d’autres dimensions de notre connivence antérieure. Cette dimension fut paradoxalement celle qui revint le plus vite, au grand dam de nos filles qui se sentirent parfois exclues de notre nouvelle vie. Nous avions surmonté ensemble une telle gageure que l’avenir ne pouvait qu’être lumineux. Nous nous sommes retrouvés comme au début de notre route commune, simplement plus forts, plus unis par cette expérience si fermement partagée.
 
            Il fallait aussi réapprendre à faire des projets, et si possible des projets en commun. Il y a eu à cet égard une période un peu floue durant laquelle Michel s’est lancé avec frénésie dans l’engagement syndical. Je me suis sentie totalement larguée, je n’avais quant à moi plus aucun engagement associatif, tout ce que je faisais jusque là étant lié aux filles. Ma profession m’occupait, certes, mais conjuguant l’expérience acquise et une certaine sérénité due à l’ancienneté, cela me paraissait bien léger après la période précédente. Fallait-il que je cherche à mon tour des engagements, pour m’occuper ? L’âge et certaines déceptions aidant, j’avais perdu un peu la foi dans l’associatif et n’avais nulle envie de m’engager pour m’engager. Fallait-il que je change de travail pour avoir plus d’obligations, pour de nouveau me confronter aux difficultés du début, de nouveau connaître les angoisses de l’apprentissage ? J’ai très sérieusement envisagé de me reconvertir, mais devant la perspective conjuguée d’un inconfort matériel certain car toute nouvelle profession m’obligeait à quitter Pérignac, et d’une dégradation prévisible de nos revenus j’ai finalement abandonné cette ambition. J’ai donc petit à petit essayé de reconstruire mon horizon, et une étape primordiale de cette reconstruction m’a toujours semblé être la rédaction de ce blog.
 
            Elle a été longue à entreprendre car finalement je n’avais pas aveuglément confiance en nous, et j’avais besoin que le temps me démontre que les filles s’en sortaient. Certes elles avaient obtenu toutes le baccalauréat brillamment, mais là n’était pas notre ambition essentielle, et elles auraient sans doute obtenu  ce diplôme sans difficulté au sein du système scolaire traditionnel. Notre challenge était ailleurs, nous voulions en faire des adultes heureuses, équilibrées, armées pour la vie, bien dans leur peau, ayant en main un maximum d’atouts pour réussir leur vie. Il a fallu attendre pour s’assurer que leur intégration se passait sans accroc, pour avoir des informations en retour sur leur niveau réel, mises en compétition avec des jeunes vraiment brillants. Il a fallu patienter aussi pour leur laisser le temps de s’adapter, de se confronter aux autres, pour s’assurer qu’elles ne conservaient pas de séquelles de cette longue période un peu hors du monde où nous les avions « cultivées », choyées mais aussi peut-être trop protégées. Il fallait du recul pour détecter et analyser les erreurs commises. Il me semble aujourd’hui, Marie finit sa cinquième année à Sciences Po Paris et Hélène termine sa première année à Centrale Lille, que nous avons un regard plus serein sur leur situation et que cette histoire peut enfin être racontée.
 
 

Publié dans fandelou

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